Christian Bédard du RAAV sur le projet de Loi C11

Les artistes en arts visuels, le droit d’auteur et les défis du numérique
Christian Bédard (texte original)

NDLR : Christian Bédard produit un texte courageux sur les nuances à apporter dans le traitement des contenus artistiques (de PI – Propriété intellectuelle) en-ligne, selon que leurs usages soient de nature commerciale, non-commerciale ou à but non-lucratif. À l’aube de l’adoption du projet de loi C11 du gouvernement canadien. Pour commentaires. JRB

Les arts visuels, comme toutes les disciplines artistiques, sont confrontés aux effets fastes et néfastes de l’univers numérique. D’un côté, il y a des possibilités de création et de diffusion inimaginables il y a à peine 20 ans, et de l’autre des possibilités de piratage et d’appropriation, de copie et de déformation tout aussi inimaginables… et surtout indésirables. Déjà en butte aux défis que leur pose cet univers en expansion, les créateurs et les artistes, dont ceux des arts visuels, ont dû faire face en 2010 à une très grave attaque contre la protection de leurs droits de propriété intellectuelle : le projet de loi C-32 du gouvernement Harper. Maintenant majoritaire, ce gouvernement récidive avec le même projet de loi maintenant numéroté C-11. Des mois et des mois de démarches et de protestations de la part de l’ensemble de la communauté artistique n’auront donc servi à rien ?

Désireux d’adapter la Loi sur le droit d’auteur à l’ère numérique, ce gouvernement s’y prend de la pire façon possible : en bradant à tout venant les droits de propriété des créateurs sur leurs œuvres. Comment s’y prend-il ? Par l’ajout de plus d’une trentaine de nouvelles exceptions à la loi en faveur des utilisateurs privés, des institutions d’enseignement, des radios commerciales… C’est, en quelque sorte, la pire des réponses qu’on pouvait concevoir pour des besoins bien réels d’accès aux produits culturels d’ici par les consommateurs canadiens et québécois. Pourtant, des solutions simples et concrètes existent. Elles ont fait leurs preuves, ici même au Canada, et ailleurs dans le monde ; et leurs coûts d’application sont loin d’être faramineux. Mais encore faut-il comprendre ces besoins si on veut leur trouver des solutions.

Les besoins des consommateurs et ceux des artistes

D’un côté, les consommateurs, vous et moi, acquérons à grands frais des appareils dont les capacités de visionnement et d’audition, de copie et de transformation, de stockage et de télécommunication évoluent constamment. Notre souhait est tout naturellement d’accéder à des contenus informatifs ou artistiques pour en bénéficier directement en ligne, mais aussi pour pouvoir les importer dans nos appareils, les stocker, les partager avec des proches ou n’importe qui, et même les transformer pour leur donner une touche personnelle et les diffuser dans nos réseaux. Les capacités extraordinaires de ces appareils confèrent déjà aux consommateurs un pouvoir que nous voulons exercer en toute liberté et dans un bel esprit de partage… Le problème, c’est que dans l’univers numérique comme dans la réalité quotidienne, nous n’avons pas accès à tout, toujours, sans condition et gratuitement.

De leur côté, les créateurs de contenus artistiques du Québec et du Canada, nos artistes, produisent chaque jour à notre intention des chansons, des livres, des œuvres d’art, des films, des séries télévisées… sans lesquels la vie serait bien monotone. Que ce soit pour nous divertir, nous informer, nous faire réfléchir ou nous étonner, nos artistes contribuent quotidiennement à faire de notre société un espace vibrant et enrichissant qui nous ressemble et nous rassemble en tant que citoyens d’une même nation. En fait, ces créateurs de contenus artistiques fabriquent au quotidien des éléments essentiels de notre culture collective. Mais ces artistes ne peuvent pas vivre de l’air du temps. Les amateurs de lieux communs et d’envolées populistes prétendent que les artistes et créateurs vivent richement et qu’ils sont des abonnés constants aux subventions gouvernementales. Rien n’est plus faux. Toutes les études le démontrent : la grande majorité d’entre eux vit maigrement, quand ce n’est pas en deçà du seuil de pauvreté. Faudrait-il qu’en plus, ils soient exclus de l’économie du savoir et que dans l’univers numérique l’on s’approprie leurs œuvres sans aucune forme de compensation monétaire ?

L’accessibilité par l’expropriation

Pour répondre aux besoins des consommateurs et à ceux des créateurs d’œuvres artistiques, exproprier ces derniers de leurs droits de propriété intellectuelle, en prétendant libérer l’accès aux œuvres pour les consommateurs, ne peut tout simplement pas être la solution. C’est pourtant ce que, par son projet de loi C-32 alias C-11, le gouvernement Harper tente de faire.

Le gouvernement Harper a aussi voulu placer l’éducation parmi les utilisations équitables pour épargner aux institutions d’enseignement le paiement des droits d’auteur sur les œuvres utilisées en classe. En prétendant protéger le milieu de l’éducation de la supposée rapacité des créateurs et des producteurs de contenus créatifs ou de matériel scolaire, ce gouvernement l’aurait exposé directement à son nivellement par le bas selon des standards importés. Pourtant, du professeur jusqu’à l’administrateur de l’école, en passant par le personnel de soutien et par les fournisseurs de biens et services, tous reçoivent une rémunération pour leur travail ou un paiement pour les biens et services qu’ils offrent. Pourquoi en serait-il autrement des fournisseurs de biens et services culturels ? Lorsqu’on sait que les redevances pour la reproduction d’œuvres sous droit d’auteur représentent moins de 0,06 % du budget total du milieu canadien de l’éducation, on se demande pourquoi mettre en danger les revenus des artistes et des éditeurs de livres scolaires canadiens. Pourtant, ce 0,06 % réparti entre les artistes en arts visuels, les écrivains et les éditeurs, fait toute la différence et permet aux élèves et étudiants d’accéder à du contenu original canadien.

Malheureusement, maintenant qu’il est majoritaire, le gouvernement Harper pourra mener à terme sa politique d’expropriation sans réelle opposition au Parlement. Il sera difficile de faire quoi que ce soit pour empêcher que cette mauvaise tentative de modernisation de la Loi sur le droit d’auteur au Canada se fasse sur le dos des artistes et des créateurs, plutôt que de favoriser un processus de recherche d’équilibre véritable.

Un accès simplifié sans expropriation

En effet, l’économie du savoir à l’ère numérique doit fonctionner au bénéfice de tous, aussi bien des consommateurs que des créateurs de contenu artistique. Les modèles d’affaires à mettre en place doivent donc les avantager tous, c’est-à-dire assurer aux consommateurs un accès simple et rapide aux œuvres artistiques pour leur usage privé, tout en garantissant que ceux qui créent ces œuvres aient les moyens de continuer à le faire.

Si les créateurs canadiens ne peuvent obtenir un revenu quelconque des divers usages de leurs œuvres sur Internet ou les appareils numériques, comment pourront-ils continuer à enrichir notre culture commune ? Les voix de nos artistes, les images qu’ils créent pour nous, disparaîtront progressivement pour céder la place à celles des grands producteurs internationaux de musique, de films ou de séries télévisées ; le tout bien aseptisé et dénué d’identité nationale. En fait, c’est à la destruction de notre culture nationale que nous nous exposons et à son remplacement par une pseudo-culture internationale sans saveur ni texture.

On le voit, les enjeux sociétaux sont majeurs et nos choix personnels et collectifs, déterminants. Accepter de verser un léger pourcentage du prix de tout appareil numérique lors de son acquisition peut faire une énorme différence pour l’évolution de notre société. Accepter aussi qu’une contribution soit perçue pour s’assurer de la disponibilité d’œuvres de création canadiennes et québécoises en milieu scolaire contribue directement au maintien de notre culture et de nos identités nationales. Ces petites sommes multipliées par le nombre de consommateurs que nous sommes, une fois redistribuées aux artistes et créateurs dont nous utilisons les œuvres à chaque heure du jour, sont essentielles pour maintenir l’activité créatrice et la production culturelle professionnelle au Canada et au Québec. En tant que citoyens responsables, nous devons considérer cela comme une juste contribution à la vitalité de notre culture nationale ; tout comme nos impôts servent à nous assurer un système de santé moderne et universel, des routes sécuritaires et un bon approvisionnement en eau potable. En fait, il s’agit de contribuer ensemble au Bien commun.

Et les artistes en arts visuels dans tout cela ?

Pour les artistes en arts visuels, le projet de loi C-11 est le lieu de tous les dangers en raison du déséquilibre qu’il instaure en faveur des utilisateurs, privés ou autres. S’il est adopté tel quel, sans modification ni ajout, on peut envisager un espace numérique où tout appartient à tout le monde, où tout le monde peut faire ce qu’il veut avec les images trouvées dans Internet… car la simple mise en ligne d’images de ses œuvres par un artiste, dans son site Internet ou ailleurs, équivaudra à une autorisation, pour le consommateur privé ou le milieu de l’éducation, de se les approprier, de les modifier à volonté, de les déformer sans contrainte, et de les relancer dans l’univers numérique comme des œuvres «originales», susceptibles elles-mêmes de bénéficier de la protection du droit d’auteur… Sous prétexte de faire de la parodie ou de la satire, grâce à l’inclusion de ces pratiques parmi les utilisations équitables, tout un chacun, même d’autres artistes, pourront grâce à C-11 s’approprier le travail d’un artiste sans permission et le transformer à volonté pour en faire n’importe quoi. Tout cela avec la permission de M. Harper… mais sans la permission de l’artiste original et, bien sûr, sans aucune compensation monétaire.

La circulation de copies illégales sur le marché nuit directement à l’artiste qui tente de vivre en vendant ses œuvres originales, ou des reproductions de celles-ci. Et c’est là que réside l’injustice. C’est pour cela que les droits d’auteur existent : pour permettre aux créateurs d’espérer vivre de leur art et de continuer à créer des œuvres originales. Rappelons qu’au Canada, l’artiste moyen vit avec un revenu de 13 000 $ par année. Si on soustrait les sommes qu’il investit dans la production (matériaux, studio, équipement, etc.), ce revenu moyen descend à 8 000 $.

Mais comment peut-on empêcher ces pratiques ? Quels sont les moyens qui permettraient à un artiste victime de plagiat, à partir des images des œuvres qu’il dépose dans Internet pour promouvoir son travail de création, d’exercer un contrôle effectif sur les utilisations de ses œuvres ?

Il faudrait d’abord distinguer entre les utilisations privées et les utilisations commerciales ou non. Pour cela, il faudrait qu’on détermine ce qui est de l’ordre du privé et que cela ne laisse place à aucune interprétation. Dans les faits, certains artistes tolèrent la copie d’une œuvre pour notre propre plaisir, ou pour apprendre à dessiner ou à peindre, tant qu’il n’y a pas d’abus. Ce qui est tout à fait inacceptable, parce que dommageable à l’égard de l’artiste créateur, c’est que la copie soit faite pour en tirer un revenu ou un avantage quelconque.

Il faudrait aussi que l’on distingue le commercial du non-commercial, et ce dernier du non-lucratif, car il peut y avoir tout un monde entre ces concepts. Le nouveau projet de loi devrait nécessairement éclairer le public sur les différences que voient les législateurs entre les trois types d’utilisation, car de ces différences pourront émerger diverses approches dans le traitement des infractions aux droits d’auteur. Pour des usages domestiques n’ayant qu’une incidence économique négligeable sur l’exploitation des œuvres, on pourrait envisager le laisser‐faire en contrepartie d’une redevance de copie privée qui s’appliquerait à tous les types d’appareils au bénéfice des artistes de toutes les disciplines. Dans d’autres cas, cela pourrait prendre l’allure de licences générales pour les utilisateurs éducationnels, les bibliothèques ou les agences gouvernementales, comme il en existe déjà pour la reprographie. Cela pourrait aussi aller vers l’établissement de banques d’images en ligne, dont l’accès nécessiterait une inscription obligatoire et le versement d’une contribution graduée selon les types d’utilisations et d’utilisateurs. Et pourquoi ne pas imaginer une plate-forme unique par laquelle les internautes accéderaient à la culture Québécoise et aux œuvres protégées, toutes réunies dans un vaste centre de consultation et d’achat virtuel ?

Des solutions existent. Elles ont fait leurs preuves. Il suffit de vouloir les mettre en œuvre.

Pour ce qui est des utilisations commerciales illicites, l’artiste devrait pouvoir se reposer sur la collaboration des fournisseurs de services Internet qui devraient devenir des partenaires dans l’identification et la répression des activités de copies illégales ou de piratage. Cela signifie que le prochain projet de loi devrait accroître la responsabilité des fournisseurs de services Internet. Or il n’en est rien, C-32 alias C-11 ne leur impose que le stricte minimum, presque rien du tout. Il ne sera jamais simple, ni économique, pour un artiste en arts visuels de faire valoir ses droits dans les cas de copies illégales ou de plagiat, mais à tout le moins, si le système de protection mis en place est suffisamment crédible, et si les pénalités sont suffisamment élevées en cas de culpabilité, du moins sa tâche sera d’autant facilitée. Encore ici, C-11 réduit les pénalités au lieu d’en faire de vrais outils de dissuasion. C-11 échoue sur toute la ligne.

Une loi incompréhensible qu’il faudra clarifier

La Loi sur le droit d’auteur doit éduquer les artistes et les consommateurs sur les droits et les devoirs qu’ils ont, et pour cela il faut qu’elle soit claire et aussi limpide qu’humainement possible. Malheureusement, à force d’exceptions et de particularités, de dérogations et d’interprétations jurisprudentielles, la Loi sur le droit d’auteur du Canada demeure, même pour des spécialistes, sinon pratiquement incompréhensible, du moins sujette à des interprétations variées. En cela, le projet de loi C-11 vient tellement empirer les choses qu’il est justifié de se demander s’il n’y a pas une intention cachée derrière cette démarche : rendre la loi tellement complexe qu’elle en devient inopérante. Il faut s’offrir une lecture de la loi actuelle, et tenter de naviguer dans ses méandres, pour se rendre compte du degré de difficulté à maintenir le cap. Or, une loi qu’on ne comprend pas est souvent une loi contestée ou une loi ignorée par les citoyens.

En tant que contribuables et consommateurs, nous avons tous droit à des lois justes, équitables et compréhensibles, tout particulièrement en ce qui concerne un sujet complexe comme la protection de la propriété intellectuelle dans l’univers numérique. On imagine aisément dans quel fouillis nous nous retrouverions si les lois sur la propriété privée étaient sujettes à des exceptions ou à des interprétations dépendant de l’humeur ou de la compétence des juges. Pourquoi devrait-il en être autrement pour la propriété intellectuelle ?

Christian Bédard
christian.bedard@raav.org

Christian Bédard œuvre dans le domaine des arts depuis plus de 40 ans. Après des études en sciences humaines et en sciences politiques, il se consacre à l’écriture dramatique et télévisuelle, à la traduction et à la mise en scène (1973-1996). Il se dirige ensuite vers la gestion d’organismes après avoir obtenu son diplôme en gestion d’organismes culturels (HEC Montréal). Entre 2000 et 2005, il est représentant d’artistes visuels et commissaire indépendant, puis il devient directeur général du Regroupement des artistes en arts visuels du Québec. Il s’exprime à titre personnel.


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Un commentaire au sujet de Christian Bédard du RAAV sur le projet de Loi C11

  1. Jean-Robert Bisaillon 29 oct 2011 @ 20:41 #

    Hello Christian, je crois toujours qu’il faut considérer une approche de licence globale. Voir le projet http://song-share.ca ou encore le texte récent de Daniel J. Gervais sur la réforme des approches des CMO (Collective Management Organizations) http://works.bepress.com/daniel_gervais/35

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